Réflexions sur les fonctions cognitives

Les types TJ, ou vivre avec une conscience de soi défectueuse

L’année de mon bac, j’ai décidé de devenir éditrice. Je pensais que ce métier était fait pour moi. Que je l’aimais. Cinq ans plus tard, je suis sortie de l’université avec un Master mention Bien et un CV généreusement garni. J’avais eu la chance de travailler avec une pointure scientifique au cours de mes stages, qui m’avait inspiré mon sujet de mémoire de dernière année. Si au détour d’une excursion au Muséum National d’Histoire Naturelle vous croisez un grand poster de l’arbre phylogénétique, sachez que j’en ai conçu et dessiné les plans : c’est mon bébé ! Mon diplôme en poche et mes multiples expériences professionnelles derrière moi, je me sentais prête à exercer ma profession.

A cette même date, la quasi-totalité de mes connaissances FP s’étaient réorientées au moins une fois. Certaines n’avaient aucun diplôme post-bac, car elles avaient passé leur temps à changer de filière ou à redoubler des classes inadaptées à leurs aspirations. Les FP m’ont souvent idéalisée. « C’est facile de faire ça avec ton Te ! », « Les TJ sont vraiment super équipés dans la vie ! », « Mon Fi-dom ne sert à rien… Tu me l’échanges contre ton Te ? », m’ont-ils déclaré à de nombreuses reprises, en constatant leur difficulté à bâtir et exécuter un plan comparé à moi… On dit qu’on réalise la valeur de quelque chose seulement une fois qu’elle nous manque. En l’occurrence, les hauts utilisateurs de Fi disposent de capacités qui me font défaut. Finalement, eux et moi arrivons le plus souvent au même point, en se cognant juste à des endroits différents.

Les TJ donnent l’impression de savoir exactement ce qu’ils veulent et de toujours se donner les moyens de l’atteindre, quels que soient les obstacles à franchir. A tel point que l’on tend à taxer automatiquement de TJ les personnalités remarquables par leur longue liste d’accomplissements ou leur élévation sociale fulgurante. (Quand bien même les TJ ne détiennent pas le monopole dans ce domaine – même s’ils y sont sans doute surreprésentés.) Aujourd’hui, je vous propose une autre lecture du fonctionnement TJ. Et si vous disais qu’en réalité, les TJ ne savent pas ce qu’ils veulent ? Qu’ils déploient leur énergie à accomplir une to do list à l’échelle de leur vie avant d’en évaluer véritablement la pertinence… et qu’ils en payent tôt ou tard le prix ?

On a pu accomplir tout ce qu’on a accompli, parce qu’on ne réalisait pas combien ça faisait mal avant de tomber d’épuisement. Le voilà, votre fantasme du self-made man.

Je suis une femme INTJ âgée d’environ un quart de siècle. C’est la période durant laquelle la plupart des INTJ et ISTJ conscientisent mieux leurs sentiments et leur identité. Chez nous, la fonction « sentiment introverti » (Fi), permettant de se connecter à nos valeurs intimes, est en troisième place dans notre pile de fonctions cognitives. Je la surnomme « la place vicieuse », puisqu’elle représente une part de nous-mêmes qui est trop importante pour être totalement ignorée, mais en même temps, trop faible pour nous paraître familière. En clair, on se surprend à y prêter attention, mais on la comprend mal et on ne sait pas vraiment quoi faire avec. En schématisant, cela donne quelque chose comme ça :

Je m’appuie sur un système de valeurs simple, car je perds vite patience à le questionner et le réorganiser. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », « Respecte l’environnement autant que possible », « Rembourse tes dettes », etc. Les notions de Bien et de Mal me paraissent étrangères, puisqu’il est impossible de les mesurer de manière précise, avec un système stable et universel. Il n’existe pas de « valeuromètre », qu’on apposerait sur les idéaux et les actes afin de mesurer si leur taux de pureté morale se situe plutôt à 1 ou à 8… De ce fait, les valeurs ne peuvent être pour moi que des ressentis personnels. Quand une majorité de gens tombe d’accord sur une valeur particulière (par exemple, le fait que tuer son prochain est mal), on érige une loi afin de la cristalliser et permettre de mieux vivre ensemble. Néanmoins, cette définition du Bien du Mal n’est valable qu’au sein d’une société désignée et non dans l’absolu. Dans le cas présent, un autre groupe social pourra pratiquer le cannibalisme ou le sacrifice humain sans y voir de problème.

Les TJ peinent à « sentir » leur propre conscience sans passer par un repère extérieur. Ils décident de ce qui est bon ou mauvais, important ou futile, en se basant sur les conseils qu’on leur donne ou les conséquences de leurs décisions observables dans le monde concret. Jeter ses déchets n’importe où pollue objectivement l’environnement et participe à entretenir la crise climatique : les conséquences de la crise climatique ne sont pas enviables. Ne pas rembourser ses dettes expose l’individu à divers ennuis. Etc. Les TJ peuvent ainsi se montrer très vertueux à travers leurs actes, tout en n’ayant pas l’air spécialement préoccupés par la cause soutenue sur le plan émotionnel. Leur manière de prendre soin des autres ne ressemble donc pas à ce qu’on attendrait habituellement… Si vous partez en randonnée avec un TJ dans votre groupe d’amis, il serait capable de vous soumettre au sol avec une clé de bras jusqu’à ce que vous acceptiez de porter un chapeau, car il s’inquiète d’une éventuelle insolation.

Mes camarades m’ont souvent surnommée « le génie du mal », car je n’hésite pas à employer des techniques peu orthodoxes pour aider les gens ou faire avancer les causes que j’estime justes. Pourtant, je ne crois pas avoir déjà fait volontairement du mal à quelqu’un, hormis dans un cadre de légitime défense… On m’a même souvent dit « Tu es vraiment gentille dans le fond, en fait ! ». De fait, quand j’ai des poussées de Fi, je deviens extrêmement exigeante envers moi-même sur le plan moral. Je me juge monstrueuse d’être si autocentrée, incapable de me projeter dans le vécu des gens autrement qu’à travers le miroir de mes propres expériences… Néanmoins, je n’ai aucune idée de comment m’y prendre différemment. Vivre des émotions intenses n’induit pas que je sache les explorer avec finesse et y trouver du sens, comme le font les types FP.

Cette sensation de cécité affective ne se manifeste pas seulement sur le plan idéologique. Elle est présente au quotidien, pour le moindre petit choix ! Durant le confinement, j’étais totalement paniquée, parce que la perte de mes repères spatio-temporels habituels m’empêchait de savoir ce que j’étais censée faire. Pourquoi réaliser une séance de muscu aurait plus de sens à 10h qu’à 14h ? Quand il faut se décider entre plusieurs options concernant un loisir ou un produit (quelle pizza manger en premier, quel film aller voir au cinéma…), je demande l’avis de mon compagnon, lui aussi INTJ. Dans la majorité des cas, ce dernier n’est pas en mesure de me répondre : à vrai dire, il comptait me poser la même question, espérant décharger la prise de décision sur moi. Finalement, on tranche par tirage au sort. Nous ne savons pas ce qui nous fait envie à l’instant T. Nous n’avons pas l’habitude de nous questionner sur cet aspect. Nous savons très bien vous dire quelle maison il est le plus viable d’acheter, quel forfait est le plus intéressant par rapport à votre consommation, dans quelle filière d’étude avez-vous le plus de chance de réussir et d’obtenir un travail par la suite… mais entre la glace à la fraise et la glace au chocolat, bof. Comment est-ton censé déterminer le meilleur choix ? Il n’y a pas d’arguments rationnels en faveurs de l’un ou l’autre. Il faudrait y aller… au feeling ?

C’est ainsi que les TJ accomplissent l’exploit d’avoir l’air sûrs d’eux alors qu’ils ne savent pratiquement rien d’eux. Ils ont certes quelques passions conscientes (comme la fameuse « faiblesse inavouée pour les trucs mignons qui les transforme instantanément en guimauve, à la grande surprise de ceux qui les croyaient insensibles ») et savent parfois donner l’illusion de capacités auto-analytiques très avancées… mais la connexion authentique avec soi n’y est pas. Ils pensent leurs émotions, planifient leurs sentiments, s’élancent sur un parcours tout tracé sans songer à s’arrêter par moments et se demander « Et là, est-ce que ça va ? »… Jusqu’au moment où ils réalisent qu’ils ont oublié quelque chose de primordial sur la ligne de départ, désormais loin derrière eux. Très loin s’il s’agit d’un ExTJ, car il a besoin de beaucoup plus de temps qu’un IxTJ afin de conscientiser Fi. (Jeunes adultes, les ExTJ sont déjà occupés à gérer l’équilibre de leur axe S/N.)

J’ai expliqué sur mon autre blog, l’Antre de la Chouette, que l’on m’avait diagnostiqué un trouble du spectre autistique à l’âge de 22 ans. Un handicap assez lourd, m’empêchant de tenir un emploi en milieu ordinaire. Je croyais aimer l’édition. En réalité, j’aime travailler avec les mots. Le cadre dans lequel se déroule habituellement cette profession, dans un bureau entouré de gens, ne me convient pas du tout. Il me fait mal. J’ai ressenti énormément de détresse au cours de mes expériences professionnelles. La douleur était telle que j’ai fini par être arrêtée pour épuisement professionnel et envoyée en centre psy. Des années se sont écoulées entre ce moment et la première fois où je me suis dit « Je ne me sens pas bien ». J’ai juste complètement ignoré les signaux d’alerte exprimés par mon cerveau et le reste de mon corps, car j’étais focalisée sur mon objectif. Je me disais que « c’était rien, ça allait passer ».

Edit : Je précise que pour mon corps, 35h par semaine dans un bureau, c’est du surmenage. Là est le souci du Te : j’avais construit ma vision professionnelle en me basant sur le temps de travail normal d’un individu lambda, sans parvenir à intégrer que « moi ma pomme c’est différent, j’ai un handicap » (la conscience de l’unicité étant le travail de Fi). Au lieu de ça je restais fixée sur mes repères externes (Te) : puisque les autres le faisaient, cela n’était pas bien compliqué et je n’avais qu’à arrêter de chouiner !

Ensuite, ce fut une lutte pour cesser de me surexploiter moi-même, en m’imposant des conditions néfastes et des objectifs inatteignables (alors qu’absolument rien ne m’y obligeait sur le plan matériel ! Je n’étais pas précaire et personne n’exigeait de me voir bosser !). Renoncer à mes plans, m’écouter d’avantage, m’offrir du repos, accepter de me faire entretenir par mon compagnon au lieu d’aller m’user la santé sur un job à plein temps : il a fallu consulter des praticiens et travailler sur moi pendant des mois, avant que je me sente relativement en paix avec ma situation. C’est étrange d’aller voir un psy en disant « J’ai la possibilité de profiter d’un cadre de vie sécurisant et épanouissant, mais je n’arrive pas à saisir l’occasion. Je ne peux pas m’empêcher de retourner chercher des postes qui me détruisent, me reposer est inconcevable. ». (Concrètement : je cherchais un travail normal, sans accepter que pour moi, la norme = épuisement intense et dangereux.) Beaucoup de gens rêveraient d’être à ma place et ne comprennent pas comment l’on peut avoir du mal à ne pas s’éreinter à l’ouvrage. On en rit entre TJ (parfois jaune). Mon parcours n’est pas terminé, j’ai juste retrouvé un équilibre à peu près sain. Je pense que j’ai encore besoin de quelques années d’introspection avant de m’autoriser à prendre véritablement soin de moi.

J’ai déjà entendu des gens affirmer « Je suis de type TJ, car je travaille beaucoup ». Attention à ne pas omettre la différence entre « être capable d’adopter un comportement associé à l’archétype TJ » et « avoir un fonctionnement de TJ » (sous-entendu, de manière naturelle, stable et durable). Les TJ ne se contentent pas de « travailler beaucoup »… ils travaillent beaucoup de façon compulsive et même quand ce n’est pas bon du tout pour eux. Dans ce trait réside aussi bien l’un de leurs meilleurs atouts qu’une immense faiblesse, de plus en plus en difficile à ignorer à mesure que les années passent… Ouais, je suis une teigneuse, certainement plus productive que vous (j’ai écrit cet article en une matinée et un autre beaucoup plus long hier en quelques heures, sans forcer), mais désormais, quand vous croiserez quelqu’un dans mon genre, au lieu de l’idéaliser, de l’envier, d’imaginer qu’il surplombe le monde, demandez-vous plutôt : quel prix a-t-il payé ? Quel poids trimballe-t-il, en ignorant peut-être encore ce qui pèse si lourd sur ses épaules ?