Réflexions sur l'ennéagramme

Pourquoi l’ennéatype 5 reste-t-il dans l’ombre ?

Avez-vous remarqué qu’il était assez difficile de trouver une célébrité en base 5 sur Internet ? Personnellement, je suis abonnée à des dizaines de chaînes YouTube et je ne saurais identifier que trois ou quatre vidéastes d’ennéatype 5 dans le lot. Pourtant, la moitié de ces chaînes produisent de la vulgarisation, le genre de contenu que les 5 affectionnent habituellement. Dès lors qu’on arrête d’associer « être en base 5 » et « partager des connaissances/s’intéresser en profondeur à un sujet » sans étudier les motivations de la personne, on se rend compte de la grande discrétion de ce profil sur la toile. Pourquoi cette rareté ? En fait, le succès populaire et l’ennéatype 5 se repoussent d’une manière quasi-mécanique. C’est le sujet de l’article du jour.

Comment les 5 brillent en société ?

Imaginez que toute la connaissance mise à la disposition du public ait la forme d’une grande toile. Sur cette toile, il y a des zones finement travaillées, voire saturées. Ce sont les domaines bien documentés, couverts par de nombreux contenus et spécialistes de la question. D’autres zones de cette toile sont vierges. Il n’y a rien à y contempler… Ce sont les « trous dans la connaissance », comme j’aime les appeler : les domaines sur lesquels peu de gens se sont déjà penchés. Ceux qui ne donnent aucun résultat ou presque lorsque vous les entrez dans une barre de recherche. La spécialité des ennéatypes 5 est de détecter ces zones vides. Lorsqu’ils en trouvent une qui les intéresse, ils y installent leur Q.G et commencent leur travail. En quoi consiste-t-il ? Eh bien, à remplir le trou, évidemment.

Une fois qu’un 5 a trouvé sa niche, il devient très compétent dans le domaine étudié. Il se repaît d’un maximum d’informations, classifie les données dans sa tête et produit beaucoup d’efforts pour perfectionner sa maîtrise. S’il est situé à un niveau d’épanouissement correct, il fera en sorte que les résultats de ses travaux soient utiles aux autres, de façon directe ou indirecte. Les 5 qui ont marqué l’Histoire étaient pour la plupart des chercheurs et des inventeurs, que ce soit dans une discipline scientifique ou ailleurs. (Il y a également des 5 artistes, athlètes…) On se souvient généralement davantage de leur œuvre que de l’individu derrière, ce qui n’est pas pour leur déplaire. Les 5 sont rarement avides de reconnaissance : ils veulent surtout pouvoir se consacrer aux sujets qui les passionnent et être laissés en paix, dans leur sacro-sainte solitude. Cependant, ils tirent tout de même une certaine fierté d’être reconnus comme une figure « sachante » dans leur domaine d’expertise (en particulier ceux de variante instinctuelle sociale). Du moins, jusqu’à un certain point…

Beaucoup de personnes se réjouissent quand le travail qu’elles réalisent touche de plus en plus de gens. Ce n’est pas le cas de l’ennéatype 5, au contraire : plus son domaine d’expertise perd son caractère marginal et devient mainstream, plus il a tendance à s’en désintéresser. Il peut être confondu avec l’ennéatype 4 sur ce point, même si leurs motivations sont très différentes. Les 5, derrière leur apparence détachée, sont en réalité investis à 100 % dans ce qu’ils font – pour peu qu’ils aient choisi de le faire. Ce sont des geeks dans l’âme. D’authentiques bon gros geeks comme on n’en fait plus. Attention, ils ne s’intéressent pas nécessairement à l’informatique ou aux comics ! Par « geeks », je veux dire qu’ils ont l’habitude de passer un temps prodigieux à étudier ce qui les intéresse, en se débrouillant tous seuls avec leur cervelle et un petit couteau…

A des niveaux de développement sains, les 5 éprouvent un réel plaisir à rendre accessible le fruit de leurs réflexions aux autres. Ils valorisent la curiosité et l’autonomie. S’ils sentent chez leur interlocuteur une envie sincère d’apprendre, ils sont heureux, peuvent déborder de passion et offrir de leur temps sans compter. Quand ils ne sont pas bloqués dans leur ego, ils font souvent d’excellents enseignants, sachant rendre intéressant presque n’importe quoi. En revanche, si un 5 a l’impression de perdre son temps et son énergie, il ferme la vanne et se retire rapidement.

Quand les projecteurs rendent nauséeux

Le problème qui se pose, c’est que la majorité de la population n’est pas composée de geeks. La plupart des gens n’ont pas envie de devenir autonomes dans leur apprentissage : ils veulent que quelqu’un d’autre leur mâche le travail et leur serve tout cuit dans le bec. Ils sont moins intéressés par la compréhension fine d’un sujet que par l’utilisation de celui-ci pour servir leurs intérêts. Ils veulent du savoir fast food, léger, rapide, sans prise de tête. Et ce n’est pas condamnable en soi : tout le monde n’a pas le temps d’étudier les sujets qui l’intriguent à la manière d’un 5. Tout le monde n’a pas à avoir cette motivation non plus. Il faut de tout pour faire une société : pendant que les 5 geekent dans leur planque, ils ne sont pas dehors en train d’agir sur d’autres fronts. Et ils sont bien contents de pouvoir se soustraire à ces tâches-là, grâce à d’autres profils qui tiennent déjà le poste.

Toujours est-il qu’il est douloureux pour un 5 de voir son « jouet » échapper à son contrôle. Son joyau de savoir, taillé et poli avec amour, partagé autrefois entre individus désireux de le comprendre et d’en faire un usage équilibré… devient un objet superficiel, dont on ne respecte plus l’essence. C’est un gadget, un morceau de pâte à modeler qui se refile de main en main, chaque fois un peu plus déformé et grotesque. C’est une propriété publique : on l’ampute, on la défigure, on la renomme, on la repeint à volonté. Tout le temps passé par le 5 à travailler sur le sujet, toute l’énergie qu’il a dépensé dans l’idée d’instruire la population, semblent avoir été vains… Naguère, le public était non-informé. Autrement dit, il était comme une outre vide attendant d’être remplie. Désormais, le public est surtout désinformé : il faudrait donc vider son outre remplie d’idées reçues, puis la re-remplir. Sachant que la désinformation se propage en moyenne 10 fois plus vite que l’information, et qu’une bonne partie des gens n’ont pas envie de revoir leurs préjugés. La tâche est monstrueuse. C’est quasiment impossible pour un 5 de tenir face au courant. Il sent ainsi venir le temps de se retirer.

A ce moment-là, le 5 opte en général pour l’une de ces deux solutions : 1) Se désintéresser complètement du sujet et aller se trouver une autre niche. 2) Retourner dans l’ombre et ne plus travailler qu’avec le noyau dur de son ancienne niche, constitué de personnes aux motivations proches des siennes. Dans le second cas, il se revendique parfois comme étant de la « vraie » école, tandis que la « populace » ne fait que singer ce qui fut autrefois une discipline empreinte d’une certaine noblesse à ses yeux.

La culture geek est un bon exemple : il y a une quinzaine d’années encore, le mot « geek » avait une connotation péjorative. Le geek, c’était un individu fermé sur lui-même, s’intéressant à des sujets étranges et abscons. L’autiste de service. (Personnellement, on me « traitait » de geek au collège.) Aujourd’hui, se revendiquer en tant que geek est perçu comme banal. C’est même une identité que beaucoup de gens recherchent, car ils la trouvent cool et valorisante. J’ai croisé des 5 que ce phénomène de mode énervait beaucoup, car selon eux, le terme geek avait été dérobé et déformé par la culture populaire… jusqu’à perdre ce qui faisait son essence. Ils s’étaient battus durant leur jeunesse pour faire de leur manière de vivre une fierté plutôt qu’une honte, et voilà qu’on s’appropriait leur problématique (qui plus est, dans une version archi-édulcorée)…

Mon expérience

Je dois le dire honnêtement : j’ai ressenti quelque chose de similaire par rapport au MBTI. A l’époque où j’ai créé L’Antre de la Chouette, il y avait très peu de contenus francophones à ce sujet. Peu de sites qui faisaient autre chose que répéter la même que partout ailleurs, et rien de vraiment développé sur YouTube, à ma connaissance. (C’est pas faute d’avoir cherché… c’est d’ailleurs sur ce constat que j’ai décidé d’apporter ma pierre à l’édifice.) En l’espace de quatre-cinq ans, j’ai vu éclore plusieurs chaînes, se développer des groupes Facebook que j’avais rejoint à leur fondation… Ces derniers sont passés de quelques dizaines à quelques centaines de membres. La teneur des échanges s’en est vue affectée.

Dans la sphère francophone, le MBTI n’est plus un truc de geeks fadas de psychométrie : le grand public se l’est approprié et commence à le faire dériver à sa guise, lentement mais sûrement. Ce n’est plus un rassemblement de passionnés souhaitant creuser ensemble le sujet. C’est un grand chaudron où les novices versent leurs théories hasardeuses avant d’avoir consolidé leurs bases. (Exemple : « Tous les T votent à droite et tous les F à gauche », « Les types T n’éprouvent pas naturellement des émotions »…) Un service de typage express, pour ceux qui veulent trouver leur identité rapidement et facilement comme on veut un nouveau téléphone. (Mais avec la même profondeur que si on avait fait des heures d’introspection sérieuse quand même. Comment ça, on ne peut pas avoir les deux à la fois ?!) Un repère pour ceux qui n’en ont cure de la théorie jungienne et ne s’intéressent au MBTI que pour leur usage personnel. J’ai fui les groupes MBTI dès que j’ai senti la vague arriver.

Les messages privés que je reçois ont changé, eux aussi. Aux débuts de mon blog, j’en recevais une grande variété, dont certains ont donné lieu à des échanges très enrichissants. Actuellement, 90 % des messages sont des demandes d’aide au typage. Par des personnes qui, en général, n’ont pas ou peu étudié le MBTI en amont, arrivent avec une grosse cargaison de préjugés et attendent que je démêle tout dans leur tête. Elles m’envoient spontanément un long pavé sur leur vie intime, parfois en insérant avant : « Je sais que tu as arrêté ton blog et que tu es très occupée, mais… ». J’ai dit clairement que je ne voulais plus ce genre de message : si quelqu’un m’envoie ça en connaissance de cause, il ne me respecte pas, c’est tout. Peu importe les fioritures qu’il y met. Il s’est dit « Peut-être qu’avec moi elle fera une exception, au culot », il ne se soucie pas de mon bien-être et ne pense qu’à son intérêt. C’est un fait. Je redirige froidement ailleurs, car je n’ai même pas la force de m’énerver.

Mais vous savez quoi ? Le pire avec ces échanges, en public ou en privé, ce n’est même pas quand on vient taper dans mon avarice égotique. Non, le pire, c’est quand je réalise que mon interlocuteur a une curiosité et un esprit critique totalement endormis. Quand je sais que j’aurai beau l’avertir, insister sur l’importance de croiser les sources, il va juste boire ce que je dis et ne rien remettre en question. Parce que si je le dis, c’est forcément nickel chrome ! (Alors que je fais des erreurs, moi aussi !) Je me sens malheureuse quand je vois ça. C’est exactement l’inverse de ce qui compte pour moi, de ce pourquoi j’ai passé des journées et des soirées entières à écrire… Et je sais très bien que ces comportements seront désormais monnaie courante si je remets les pieds sur un groupe MBTI. Parce que la plupart des gens sont comme ça dans la vraie vie, et que le MBTI appartient désormais à cette masse.

Bref. Ce n’est pas un drame en soi, qu’une discipline échappe aux gens qui ont contribué à la populariser. Les choses évoluent avec le temps, et ceci est bien normal. Néanmoins, si vous voyez de moins en moins de 5 fréquenter une sphère en pleine émergence, vous saurez désormais pourquoi. Gagnés par la lassitude, ils vont disparaître des radars, pour passer à autre chose ou se réunir dans des sous-sous-groupes secrets. Et recommencer le cycle.

La Chouette